Un jour, des voitures : Volvo 144 contre 240

Avr 12, 2022 | À la une, Actus, La fabrique de Young

Par leur robustesse proverbiale, leur sécurité passive et leur silhouette mastoc, les séries 140/160 et 240/260 ont symbolisé à elles seules la marque Volvo pendant un quart de siècle. Si leurs ventes ont atteint le volume mondial sans précédent de quatre millions d’exemplaires, elles ont aussi enfermé leur constructeur dans un genre caricatural : la brique roulante. Redécouvrons les aujourd’hui sans à priori…

Texte et photos : Laurent Berreterot

Volvo est sans doute le constructeur automobile européen le plus tourné vers l’outre-Atlantique. Son emblématique chef designer, Jan Wilsgaard, a d’ailleurs vu le jour à Brooklyn de parents norvégiens. A peine diplômé de l’École supérieure d’Arts Appliqués de Gothembourg, en Suède, il est embauché par Volvo en 1950 à l’âge de vingt ans. Il y fera toute sa carrière, et ce jusqu’en 1990. On lui confie d’office la mission de dessiner une Volvo haut de gamme capable de plaire aux américains : ligne ponton, aileron arrière, propulsion et moteur V8 de 3,6l. C’est la Philip. Si le V8 va trouver un débouché industriel dans la branche poids lourds de Volvo, la Philip ne dépassera pas le stade du prototype fonctionnel. Wilsgaard obtient cependant dès 1956 une première consécration avec la nouvelle Volvo de grande diffusion, la série 120 « Amazon », modèle principal de la marque. Un succès commercial, sportif et surtout esthétique, notamment aux États-Unis. Le cofondateur et président de Volvo, Assar Gabrielsson, la trouve au contraire trop jolie et la compare à une pin-up. Pour lui, une Volvo devrait être plus laide…

Le postulat perdure même après la mort du Patriarche, en 1962, puisque Wilsgaard marque pour le prochain modèle une rupture radicale. Adieu courbes charmantes, quasi féminines ! La nouvelle série 140/160 présentée en 1966 inaugure silhouette rectiligne et volumes de boîte. Wilsgaard a justifié ce style aussi massif qu’aride en ces termes : « pour survivre, un modèle de faible diffusion doit avoir un style simple et intemporel. » C’est exactement la même logique qu’a suivi à la même époque Rolls-Royce avec sa Silver Shadow, si décevante et impersonnelle après la flamboyante Silver Cloud. D’ailleurs, parmi toutes les berlines rectilignes de l’époque, c’est à une Shadow que la 144 d’Emile s’apparente le plus avec ses baies vitrées très verticales, son fort épaulement de caisse souligné d’un « cat walk » ou ses larges panneaux de tôle dénudés. A cette différence près que la Volvo possède une troisième vitre latérale, ce qui en fait une véritable « limousine » au sens littéral du terme.

« La fonctionnalité est souvent synonyme de beauté », disait Wilsgaard. « Il suffit de suivre les lois de la nature et de ne pas rendre les choses plus compliquées qu’elles ne le sont réellement. Les solutions fonctionnelles et sensées sont souvent les plus attrayantes. » Pour Rolls-Royce comme pour Volvo, c’est un pari gagnant couronné d’un succès sans précédent. En seulement huit ans, de 1966 et 1974, le Suédois a en effet produit pas moins de 1,3 million de 140/160 alors que l’Amazon n’avait pas dépassé les 667.323 exemplaires sur les quatorze années séparant 1956 de 1970…

Celle que l’on n’appelle pas encore « la brique » a inauguré une nomenclature tout aussi logique que son esthétique : le premier chiffre indique la génération (on commence naturellement par 1), le second le nombre de cylindres (4 ou 6) et le troisième, le nombre de portes (4 pour la berline, 2 pour le coach et 5 pour le break). Elle se décline en réalité sur deux niveaux de gamme. Les 142/144/145 partageant le robuste 4-cylindres de 1,8 puis 2 litres assurent le gros d’une offre sous-segmentée en trois niveau de finition : Luxe, De Luxe et Grand Luxe. La 164, commercialisée en 1968 uniquement en 4 portes (du moins officiellement), tire profit du prestige du 6-cylindres en ligne B30 qu’elle met en exergue par un capot plus long, une calandre hiératique spécifique façon faux radiateur et quatre optiques rondes d’aspect très britannique. Elle sera dix fois moins diffusée que la famille 140.

Statistiquement, nous avions toutes les chances de tomber sur une 144 pour ce comparatif intergénérationnel. « J’ai le profil d’un acheteur de Volvo », commente avec humour Émile, le propriétaire de cette berline De Luxe de 1971. « C’est la dernière année des poignées classiques à bouton poussoir avant leur remplacement par des éléments à palette et le premier millésime de la calandre en plastique noir à logo décentré. Je pourrais m’acheter une Béhême, poursuit-il, mais je roule en Volvo et je vous emmerde ! C’est un produit à la fois très sérieux mais pas « mainstream ». Un peu comme la Saab, sauf que la Saab, c’est plutôt dans mon imaginaire la voiture du gynéco… La Volvo, elle me rappelle plutôt le type de personnage incarné par Michel Serrault dans Garde à Vue, l’avant-dernier film de Romy Schneider… » Avant la 144, Émile a roulé en BX Millésime qui lui « a tout fait ». Il aurait aimé la remplacer par une CX, dont l’année de fin de fabrication, 1991, marque pour lui la fin d’une ère automobile. Il a préféré rechercher quelque chose de très simple et robuste : une 504. En désespoir de trouver le bon numéro, il a élargi sa recherche à toute voiture de 1982 à 91. « La première qui est sortie, c’est la Volvo. Je suis allé la voir à Avignon en 2018, j’en suis tombé amoureux et je suis reparti avec ! »

Pour Émile, en dépit du grand écart technologique et esthétique, passer de Citroën à Volvo n’est pas si incohérent, tant en terme de d’originalité que de confort ou de catégorie sociale originelle. D’ailleurs, en 1971, la 144 DL coûtait le prix d’une DS 20 Confort, soit tout de même 33% de plus qu’une 504 à carburateur. A bord, on a l’impression de s’installer dans une « vraie » ancienne si l’on en juge par la position de conduite très droite, l’immense volant de 45 cm de diamètre, le long levier de vitesse planté en biais, les ressorts de vieille literie dans les sièges et la visibilité périphérique d’aquarium. Le soucis de fonctionnalisme prôné par Jan Wilsgaard se vérifie à la localisation de la boîte à fusible, placée sous la main en façade de planche de bord, à la facilité de lecture du compteur de vitesse assuré par un curseur horizontal (en fait, un ruban déroulant) ou à la pratique station verticale de la roue de secours, que l’on trouve à l’intérieur de l’aile arrière. L’originale horloge est curieusement placée au pied du levier de vitesse, ce qui force à détacher le regard de la route. Mais si vous avez vraiment peur de rouler trop vite, vous pouvez déplacer un petit repère coulissant sur le diagrammes de vitesse, idée qui n’aurait à l’évidence jamais pu sortir d’un cerveau latin…

Le moteur B20 de 82 ch à arbre à came latéral m’a semblé moins ennuyeux que je ne le redoutais. Il manifeste même une bonne volonté et un ronron sympathique dans les tours. Ajouté au décalage de l’auto par rapport à tout ce qui roule autour, cela donne plutôt le sourire. On profite de surcroît d’un rayon de braquage étonnamment court participant à la maniabilité de cette voiture étroite et légère (1170 kg), du moins selon les critères actuels. La direction très douce n’a pas vraiment besoin d’assistance et les vitesses se passent facilement malgré un débattement d’une autre époque. A la première très longue succède trois rapports raccourcis. Le niveau sonore se fait plus supportable que celui, notoirement élevé, d’une DS. La « vitesse de confort » en quatrième peut se fixer à 110-120. Bien qu’équipée de quatre freins à disque (quand une 404 n’a toujours eu que des tambours), la pédale du milieu ne procure pas un mordant impressionnant. Par contre, la voiture vous prévient obstinément par un voyant lumineux que vous n’avez pas bouclé votre ceinture. Avec un essieu rigide qui a tendance à cahoter sur sol dégradé et un silhouette peu vouée aux bourrasques venteuses du mois de mars, on ne sait jamais…

On le sait, Volvo a bâti sa réputation sur l’obsession de la sécurité principalement passive. Le constructeur a inauguré en série le pare-brise feuilleté dès 1944, les ceintures de sécurité à trois points en 1959, les freins à disque à double circuit en triangle en 1966, les appuis-tête aux sièges avant en 1966 ou la colonne de direction escamotable en 1973. On pourrait longtemps rallonger la liste de ses dispositifs devenus aujourd’hui tellement universels que l’on ne les remarque plus. A défaut de composer toute l’année avec les surprises des routes scandinaves, cela devait tenir du tue-l’amour absolu dans le climat d’insouciance de Trente Glorieuses. Les choses ont commencé à changer en 1965 lorsque l’avocat américain Ralph Nader a publié son célèbre pamphlet, « Unsafe at any speed » (Ces voiture qui tue). Son retentissement médiatique fut tel qu’il contribua à réorienter la recherche automobile vers la sécurité passive avec le soutien des pouvoirs publics des deux côtés de l’Atlantique. Et les constructeurs de rivaliser d’Experimental Security Vehicule aux très poétiques acronymes : Fiat ESV, Volkswagen ESVW1, Opel OSV40, Mercedes ESV24, Renault BRV et autres Peugeot VSS. Volvo a dévoilé le sien, le VESC, dès 1972 au salon de Genève, avant tout le monde ou presque.

Malgré son allure de bunker, encore due à l’inévitable Jan Wilsgaard, le prototype n’est pas fait pour résister au choc mais pour l’absorber. Tout l’inverse des conceptions d’avant-guerre encore en vigueur aux États-Unis dans les années 50. Et ce afin de sauvegarder la cellule de survie constituée par l’habitacle. On y trouve en effet de massifs pare-chocs télescopiques, une carrosserie à zone de déformation programmée, des airbags (déjà !), des appuie-tête anti coup du lapin ou un volant rétractable sous le choc. Entre autres. La plupart de ces avancées vont se retrouver sur l’évolution de la famille 140/160, la 240/260, que Volvo présente à partir d’août 1974.

En bref, on reprend la même plate-forme, la même cellule centrale et on modernise tout le reste dans un style ostensiblement sécuritaire. Les massifs blocs optiques rectangulaires, les clignotants débordants sur les côtés, l’inversion de l’inclinaison de la calandre, désormais positive, et la généralisation des éléments décoratifs de plastique noir annoncent les années 1980. Les moteurs 4-cylindres B20 à carburateur et à injection reprennent du service sur les 242/244/245, mais les 262/264/265 inaugurent le nouveau V6 Peugeot-Renault-Volvo fabriqué à Douvrin (62) par la Franco suédoise de moteurs PRV. Les français oublient trop facilement du reste l’importance du « V » et de ses précieux débouchés américains dans cet acronyme. La différence entre la gamme basse et la haute s’atténue puisque le nez des 6-cylindres n’est pas plus long que celui des 4. Et lorsqu’en 1978, Volvo lance une version diésel utilisant un 6-cylindres d’origine Audi, celle-ci est appelée 244 et non 264. Le chiffre 6 en deuxième position marque plus désormais une hiérarchie de gamme que le nombre de cylindres, comme on le verra avec les 760 et 360. Du reste, le nombre de portes n’est plus précisé dans le matricule du modèle à partir de 1983…

A bord, la 240 GL de Matthieu nous paraît tellement plus moderne que la 144 DL que l’on doute que la cadette dérive de l’aînée. Jusqu’à ce que la petitesse de la surface vitrée et la relative étroitesse de l’habitacle trahisse l’ancienneté de la caisse. La casquette surplombant le bloc d’instrumentation, les matériaux antichoc ou les boutons poussoir s’ancrent résolument dans les années 1980. Le petit de volant de diamètre 38 cm comme le court levier droit au maniement si aisé paraissent presque sportifs. D’autant que le freinage, toujours à quatre disques, se montre bien plus mordant. La suspension à la souplesse toute américaine se rit des fléaux modernes que sont les dos d’âne et le rayon de braquage toujours étonnant se marie idéalement à l’assistance de direction. Pour le reste, la conduite de la 240 s’apparente à celle d’un autorail. Comparaison purement fantasmée que me suggère le ronron du 6-cylindres diésel, fréquemment rencontré en traction ferroviaire thermique. Il est cependant amusant de constater qu’à 2 ch près, le moteur D24 développe la même puissance maxi de 80 ch au même régime que le B20 à essence de la 144 DL, soit 4800 tr/mn, niveau assez élevé pour un gros diésel. Plus étonnant, le D24 fournit un couple maxi moins important (14,3 mkg au lieu 16) à un régime plus élevé (2800 tr/mn au lieu de 2300) ! Et de fait, malgré les 2,4l de cylindrée, ce bloc manque singulièrement de coffre à bas régime au point de faire paraître vivace l’ancêtre. Oui, les moteurs ne correspondent pas…

Comme son frère Émile, Matthieu sort de plusieurs années de BX, sauf que sa 19 GTI option cuir ne lui a fait vivre aucun cauchemar. Sa rencontre avec son actuelle 240 GL de 1987 s’est faite par le plus grand des hasards. Pour lui, c’est l’effet madeleine qui a joué. « A chaque fois que la conduis, elle me rappelle mes plus belles années américaines, à Portland, dans l’Orégon ». Portland a l’image d’une ville « bobo » de la côte est, peuplée de ces jeunes professions libérales, urbaines, surdiplômés et culturellement branchées que l’on appelait dans les années 1980 les Yupie (Young Urban Professional). Ces derniers adorent se distinguer de la masse et préféraient à l’époque à la Ford Taurus universelle, non pas une japonaise, trop connotée « péril jaune » mais une belle européenne, BMW série 3, Saab 900 ou bien sûr, Volvo 240. Ils adorent naturellement les films de Woody Allen, lequel a mis plusieurs fois en scène la version break. Les Yuppies ont trouvé là leur icône. Mais Matthieu nuance. « Il a deux types de propriétaires de 240 aux États-Unis. Le break est le choix des bobos et des surfeurs. D’ailleurs, tout le monde veut un break. La berline m’éloigne du « bobo way of life » et me renvoie une image moins « gentrifiée ». Elle est moins répandue et son côté Rolls me séduit. Avec elle, le slogan publicitaire américain de l’époque, « invest in durable goods », se vérifie tous les jours. Cette phrase et sa philosophie me correspondent tout à fait ! »

Cette notoriété acquise dès les années 1980 a contribué à prolonger la production de la série bien au-delà la présentation de sa remplaçante. Car entre 1982 et 84 Volvo, a déjà lancé dans le même segment les 760 et 740, toujours dessinée par Wilsgaard mais avec de proportions plus digestes, une surface vitrée à la page et un style toujours plus américanisant. Si la 260, de toutes façon minoritaire, quitte le programme de fabrication dès 1985, la 240 va perdurer jusqu’en 1993, la proportion de break grimpant d’année en année jusqu’à devenir la seule silhouette disponible, la dernière année. Les compteurs s’arrêtent à 2.862.573 exemplaires pour la série 240/260, ce qui en fait la Volvo la plus diffusée de l’Histoire…

Cette longévité a eu aussi son venin. A la fin des années 1980, la 240 est devenue de ce côté-ci de l’Atlantique une sorte de curiosité folklorique, un dinosaure sujet aux moqueries quant à son esthétique de char d’assaut et sa médiocre aérodynamique. Ce que l’on a tenté de justifier chez Volvo par un argumentaire quelque peu capillotracté. « Une voiture à faible coefficient de pénétration dans l’air ne peut être aussi spacieuse : il y a moins de place pour les bagages et la garde au toit est plus faible », lit-on dans la brochure. « Il faut savoir aussi qu’une pénétration dans l’air extrêmement aisée affecte la tenue de route : la stabilité par vent latéral n’est pas ce qu’elle devrait être. » Ou comment faire se rouler par terre de rire un propriétaire de CX et provoquer moult échanges de vacheries au sein de la rédaction de Youngtimers, où la « brique » a ses fanatiques… Outre-Manche, la 240 est plutôt le break de prédilections des tireurs de caravane, les chicanes roulantes brocardées et parfois détruites par les trublions de l’émission télévisée Top Gear. Par ailleurs, le curieux et baroque coupé 262C fut une proie facile pour John Porter, la « plume » de si mauvaise foi de l’émission, dans son ouvrage satirique « Crap Car » (Voiture de M…) publié en 2005.

Alors, 144 ou 240, laquelle choisir ? Posons la question autrement. Êtes-vous plutôt oldtimer ou youngtimer ? La réponse tiendra à vos affinités générationnelles ou historiques. Pour le reste, les quelques considérations sociologiques que nous ont inspiré ces Volvo nous rappellent combien l’automobile est, à l’instar des vêtements, un produit éminemment culturel ayant depuis longtemps dépassé sa vocation utilitariste.

Retrouvez l’histoire de la Volvo 240/260 par la publicité dans Youngtimers n°129, disponible dans notre boutique.

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